CHAPITRE PREMIER
Hart pensait que Solinde était un pays inhospitalier et aride. Il changea d'avis quand il s'éloigna de la frontière et pénétra dans les collines regorgeant de végétation.
Il fut alors heureux d'avoir échangé son justaucorps sans manches contre un pourpoint de cuir épais aux manches longues, à la fois confortable et chaud.
Hart frissonna quand les arbres se refermèrent autour de lui. Les ombres s'épaissirent.
Lir, appela-t-il, un peu mal à l'aise.
Je suis ici, répondit aussitôt le faucon. Au-dessus des arbres, dans le soleil.
Je devrais peut-être laisser le cheval et continuer sous ma forme de faucon.
Et tu te retrouverais sans tes beaux vêtements.
Hart éclata de rire en tapotant la croupe de son cheval, où pendaient des sacoches bien remplies.
Je n'en ai pas emporté tant que cela, dit-il. Bah... Du moment que j'ai mes cuirs, de la nourriture et un jeu de la fortune... De quoi d'autre pourrais-je avoir besoin ?
D'un peu de bon sens, dit Rael. Ou suis-je censé te le fournir pendant que tu dépenses ton or ?
— Je gagne, lir. Je n'ai pas l'intention de distribuer mon or.
Va dire ça au Mujhar :
Hart grimaça. Il essaya de voir le faucon, mais les branches étaient trop épaisses. Il se sentit de nouveau oppressé, puis cette impression déplaisante s'effaça. La forêt était pleine de sons familiers. L'un d'eux était le gargouillement d'un cours d'eau.
— L'eau, dit-il doctement en tapotant l'encolure de sa monture, ne vaut pas le vin ou la bière, mais il faudra que nous nous en contentions, toi et moi, jusqu'à Lestra.
L'eau était fraîche et avait bon goût. II but tout son content, s'attardant au bord du torrent.
Il sentit une vibration dans le courant où traînaient toujours ses doigts. Alors vint le bruit de sabots ferrés. Il se releva d'un bond, puis se figea, à l'affût, sachant que la capacité des Cheysulis à rester parfaitement immobiles était une forme de protection.
Lir ?
C'est une cavalière, fuyant devant je ne sais qui. Elle est vêtue de rouge, et montée sur un cheval blanc.
Elle arriva bientôt en vue. Les cheveux blond pâle, elle était penchée sur le cou de sa jument, son manteau rouge flottant derrière elle.
Hart vit que la jument n'allait pas tarder à avoir des problèmes. Le lit rocheux du torrent était traître. La bête risquait à tout moment de trébucher ou de se casser une patte.
Un seul homme la suit, lir, dit Rael. Il n'est pas loin.
La femme le dépassa. Il se campa au milieu de la rivière, une flèche encochée dans son arc cheysuli.
Quand l'homme fut assez près, Hart lui ordonna de s'arrêter. L'inconnu sursauta, puis fit mine de sortir son épée ; quand il vit la flèche de Hart visant sa gorge, il s'en abstint.
L'homme cria en solidien quelque chose qui sonnait comme un chapelet d'injures.
— Ne me tentez pas, dit Hart.
Le Solindien comprenait l'homanan. Il leva un poing et reprit, dans un homanan hésitant :
— C'est mon devoir... ma tâche.
— Retournez d'où vous venez, dit Hart. Votre mission a échoué !
— Homanan ! C'est ma responsabilité...
— Allons, filez ! Je vais perdre patience.
L'homme partit en lançant d'autres injures en solindien.
Hart remit la flèche dans son carquois. Il se retourna. La femme était juste derrière lui, toujours en selle. Son expression sérieuse ne cachait pas la perfection de ses traits délicats.
La fragilité incarnée, pensa Hart. Puis il se souvint de la façon dont elle avait chevauché.
— Je vous remercie, dit-elle gravement.
La jument le regarda d'un œil inquiet tandis qu'il avançait vers la cavalière. Celle-ci rassura sa monture d'une main compétente.
De plus près, sa beauté était extraordinaire : des cheveux d'un blond presque blanc, des yeux bleus de glace, un teint sans défaut. Elle irradiait comme un lys s'épanouissant sous le soleil.
— Vous m'avez rendu un grand service, reprit-elle.
— Vous ai-je sauvé la vie, ou la vertu ? dit-il en souriant.
— Ni l'une ni l'autre. C'était mon garde du corps, pas un assassin.
Il la regarda, fasciné.
— Ma dame ? fit-il, un peu troublé. Dans ce cas, quel service vous ai-je rendu ?
— Vous m'avez donné la liberté..., dit-elle dans un éclat de rire. Du moins, jusqu'à ce que les autres se mettent à ma recherche...
Son expression se fit plus sérieuse.
— Je sais qu'ils me poursuivront. Mais s'attendent-ils à ce que je ne tente rien, acceptant leurs décrets sans protester ?
— Et si je l'avais tué ? demanda Hart.
— Je n'aurais pas laissé les choses aller jusque-là, dit-elle en reprenant fermement les rênes. Je vous remercie, Homanan. Mais il vaut mieux que vous me laissiez à mes affaires privées.
— En paiement de mes services, ma dame, puis-je vous demander un baiser ? Ce n'est pas grand-chose...
— Plus que vous ne pouvez croire, venant de moi !
Un pied botté l'atteignit à la mâchoire.
Il recula en titubant. Quand il y vit de nouveau clair, la femme était partie au galop.
Si elle avait été un homme, pensa Hart, elle aurait pu lui briser le cou.
Si elle avait été un homme, tu ne lui aurais pas demandé un baiser en paiement, fit remarquer Rael.
Hart éclata de rire. Je parierais que non !
Il appela son étalon et se lança sur les traces de la cavalière.
Vers où va-t-elle ?
Vers l’ouest ; en direction de Lestra.
Au moment où il la rattrapait, elle fit volter sa jument et quitta la piste, s'enfonçant dans l'ombre des arbres.
Il l'imita. Sous la frondaison, il était difficile de progresser. Des branches le giflèrent. Plus question d'avancer au galop ; l'étalon faisait de son mieux pour franchir les fossés, les troncs d'arbre et les buissons.
Il l'aperçut bientôt devant lui. Elle se retourna ; il devina la courbe d'une joue laiteuse.
Elle va tuer sa jument, à ce rythme.
Elle fit pivoter abruptement sa bête et la lança vers le nord au lieu de l'ouest. L'étalon de Hart, surpris, sauta de côté et trébucha contre un immense tronc d'arbre abattu. Il essaya de se rattraper, mais se cassa les jambes avant et s'effondra. Son cavalier fut éjecté de sa selle, droit vers l'arbre le plus proche.
Lir..., pensa Hart
Puis il plongea dans les ténèbres.
Une voix de femme le tira de sa torpeur. Elle le suppliait de s'éveiller dans un homanan au fort accent.
Comme cela ne faisait aucun effet, elle continua en solindien.
Solindien ?
Il ouvrit les yeux et prit conscience aussitôt de son extrême inconfort. Sa tête lui faisait un mal de chien.
Elle essayait de se rapprocher de lui, et Rael avait l'air décidé à l'en empêcher.
Hart préféra fermer les yeux de nouveau.
— Réveillez-vous, supplia la femme, et surtout, rappelez ce faucon.
Cela suffit, lir. N'as-tu pas d'yeux ? Cette fille est magnifique. Laisse-la venir aussi près de moi qu’elle veut.
Etait-ce une ruse pour la forcer à te donner ton paiement ?
M'as-tu jamais vu accepter de souffrir comme ça au nom d'une femme ?
Non, dit Rael en atterrissant sur une branche.
Hart rouvrit les yeux.
— Ne craignez rien, Rael ne vous fera pas de mal. Si j'essaie de bouger, belle dame, ma tête va-t-elle rouler au sol, ou est-elle encore fermement attachée à mes épaules ?
Elle s'approcha de lui.
— Vous êtes vivant, dit-elle avec soulagement. J'avais craint de vous avoir tué.
— Non.
Il se dressa sur un coude ; sa tête pulsait de façon inquiétante et une violente douleur lui déchirait les côtes.
Il se toucha délicatement le front.
— Par les dieux, ma dame, je dirai que vous n'avez besoin ni de gardes du corps, ni de ma protection.
Elle marmonna quelque chose en solindien, puis secoua la tête.
— Je ne vous voulais pas de mal. Je souhaitais vous échapper, mais pas au prix de votre vie.
— Et mon cheval ?
Il tourna les yeux vers l'endroit où gisait l'alezan. Il haletait, épuisé par ses efforts pour se relever en dépit de ses jambes brisées. Hart jura en haute langue. Il se releva, maugréant et titubant. Mais la douleur de l’étalon passait avant la sienne. Il saisit son arc et y encocha une flèche.
La femme vint le rejoindre à côté de l'animal.
— Si j'en avais la force musculaire, je le ferais moi-même.
— Oui, ma dame, bien sûr, dit-il, moqueur.
Il décocha la flèche. Elle vibra dans l'air. L'étalon s'immobilisa, raide mort.
Hart remit l'arc sur son dos et se pencha pour défaire les sacoches. La bête était lourde ; Hart dépensa toute l'énergie qui lui restait pour dégager les sacs. Puis, la tête douloureuse, il s'assit pesamment pour ne pas tomber.
— Donnez-les-moi. Je vais les mettre sur ma jument. Où allez-vous, Homanan ?
— A Lestra. Ma dame, ce n'est pas la peine de...
Elle prit tout de même les sacoches et les accrocha à sa selle. Puis elle lui apporta une outre de vin.
— Ma jument n'a pas l'habitude de porter deux cavaliers. Vous monterez, et je la conduirai.
— C'est inutile, dit-il.
— Vous avez l'intention d'atteindre la capitale comment, en volant ?
Il rit.
— En fait, oui !
— Même les Ihlinis en sont incapables ! fit-elle, le doute s'inscrivant sur son joli visage.
C'était vrai : il était à Solinde, le pays des Ihlinis !
— Oui, fort heureusement. Seuls les Cheysulis peuvent le faire.
Elle le regarda, puis étudia Rael.
— Oui, répondit-il à la question muette. J'en suis un ; Rael est mon lir.
— J'avais cru que c'était seulement un oiseau apprivoisé...
— Il est impossible d'imposer sa volonté à un lir.Ils font ce qu'ils décident.
— J'ai entendu dire que les Cheysulis ont les yeux jaunes. Les vôtres sont bleus.
— Parce que je suis en partie homanan. Mais le reste est cheysuli.
— Les Ihlinis disent...
— Vous traitez avec les Ihlinis ?
— Nous sommes à Solinde, dit-elle, se raidissant. Ici, les Ihlinis sont libres.
— Libres de fomenter une révolution ? D'usurper le trône ?
— En quoi cela vous regarde-t-il ? fit-elle, indignée. Vous n'avez rien à voir avec ce qui se passe dans mon pays !
— Croyez-vous ? Il se trouve qu'un jour, j'en serai le roi !
— Vous me dites ça, à moi ?
— Parce que c'est vrai. Ma dame, je ne mens pas pour vous impressionner. Je...
— Vraiment ? Vous n'êtes pas très convaincant. Vous devriez vous entraîner. De plus, personne ne gouverne Solinde. Le régent qui siège à Lestra au nom du Mujhar d'Homana ne fait pas le poids. Nous sommes un peuple fier, métamorphe. Vos mensonges ne m'atteignent pas.
Sans répondre, il alla près de la jument, sortit un objet d'une des sacoches et le lui posa dans la main.
Elle resta immobile un moment.
— C'est le Troisième Sceau de Solinde, murmura-t-elle enfin, blanche comme un linge.
— Oui.
— Le Trey a été brisé quand nous avons perdu la guerre contre Karyon. Le régent en possède un, le Mujhar les deux autres. Ainsi, il a décidé d'envoyer son propre à rien de fils à Solinde !
Propre à rien. L'insulte lui fit plus mal qu'il n'eût cru possible.
— Si je vous prenais cet objet et que j'envoie des hommes vous assassiner...
— Vous seriez exécutée. Même si je suis un propre à rien, je reste le prince de Solinde.
Elle éclata d'un rire hystérique. Enfin, elle lui rendit le sceau.
— Prenez-le ! Seul, il n'a aucune valeur, même entre mes mains !
— Ma dame...
Elle recula et sauta sur la jument. Il ne vit pas son visage, caché par ses cheveux défaits.
— Hart, prince de Solinde, cria-t-elle, sache que la bataille vient de commencer !
Avant qu'il puisse répondre, elle était partie.